Selon Me Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel, le docteur Claude Joseph n’avait jamais été Premier ministre ou chef de gouvernement en Haïti. L’homme de loi explique d’où il tire la base juridique de son appréciation.
Après le soulèvement de juillet 2018 suivi d’un tapage parlementaire ayant conduit à la démission de Jacques Guy Lafontant, feu Président Jovenel Moïse avait fait le choix de Jean Henry Céant comme Premier ministre. La déclaration politique du nouveau chef de gouvernement a été ratifiée par les deux chambres. Six mois après, l’homme de loi avait été démis de sa fonction suite à un vote de censure de la chambre des députés. Selon la Constitution, Me Henry Céant aurait dû rester en fonction pour liquider les affaires courantes.
Ce qui n’avait pas été le cas, puisque le Président a précipitamment désigné Michel Lapin en l’application de l’article 165 de la Constitution. Le nouvel homme fort avait trente jours pour exécuter les tâches, affaires et décisions habituelles courantes. Avec M. Lapin, la situation gouvernementale était redevenue normale car ses actions étaient celles d’un Premier Ministre qui avait eu l’assentiment parlementaire. On se souvient des différentes tentatives avortées du président pour mettre en place un gouvernement après le départ du notaire Jean Henry Céant jusqu’au moment où il avait constaté la caducité du parlement, n’ayant pas créé les conditions pour l’organisation d’élections pour renouveler à temps le personnel politique.
C’est dans ce contexte que le chef de l’État d’alors avait choix de Joseph Joute comme chef de gouvernement, le quatrième. Au sein de son équipe gouvernementale, Claude Joseph détenait le porte-feuille de ministre des affaires étrangères. La conjoncture politique difficile a conduit à la démission de Joute. C’est dans cette circonstance que Claude Joseph a été hissé au poste « Premier ministre intérimaire ».
Dans le cas de Claude Joseph, l’application qui a été faite de l’article 165 de la Constitution a été erronée. Selon cette clause un Premier ministre intérimaire est un ancien ministre d’un gouvernement démissionnaire dont la ratification de la déclaration de politique générale a été approuvée par les Chambres. Or, le gouvernement de Joseph Joute avait pris charge en dehors de la normalité constitutionnelle.
Suivant la logique constitutionnelle, le poste de Premier ministre est lié à l’existence du Parlement. Entre ces deux instances découle une relation fonctionnelle et sanctionnée. Il s’ensuit donc que Claude Joseph n’avait pas été Premier ministre. Le gouvernement démissionnaire qui est en place et qui continue à liquider les affaires courantes est celui de Joseph Joute. En aucun cas, Claude Joseph ne peut pas évoquer l’article 149 de la Constitution pour réclamer le pouvoir à titre de Président provisoire. De même, il ne peut s’approprier les prérogatives du Conseil des ministres, et ce, même s’il avait été un Premier ministre légal. La Constitution prévoit dans l’un des cas de figure énuméré à l’article 149 que si une vacance se produit au milieu du mandat du Président, il revient au Conseil des ministres d’assurer le pouvoir exécutif et non le Premier ministre.
Ni Claude Joseph ni Ariel Henry
Claude Joseph n’est plus Premier ministre de facto. Il n’existe plus comme personnage de l’État. L’arrêté nommant Ariel Henry l’a démis de sa fonction de Premier ministre ad intérim. Son lien avec l’administration publique a été définitivement rompu. Il opère donc en putschiste avec la complicité du Haut-État major de la Police contrôlée par quelques ambassades occidentales qui ont le contrôle sur tout en Haïti.
Supposons que Claude Joseph ait été Chef d’un quelconque gouvernement, quelle est donc la composition de son cabinet ministériel ? Comment peut-on avoir un Chef de gouvernement sans cabinet ministériel ?
Il y a vide total au sein de l’exécutif haïtien. L’État dans ses trois composantes est effondré. Il est difficile de trouver quoique ce soit de durable sur des arrangements frauduleux. Ariel Henry a été nommé mais il n’y avait pas eu de prise de fonction. Son arrêté de nomination reste sans effet. Non seulement, il n’y a pas d’investiture mais le Premier ministre nommé ne dispose pas non plus de cabinet ministériel.
Un gouvernement démissionnaire n’est pas en exercice comme c’était le cas de celui de Joseph Joute au sein duquel Claude Joseph était le titulaire du ministère des affaires étrangères. S’il l’avait été pourquoi expliquer la nomination d’un autre premier ministre ? M. Ariel ne peut former son cabinet ministériel en absence du Président de qui il a tiré son autorité. Car même en cas de cohabitation politique, le Premier ministre ne peut pas former tout seul le cabinet ministériel. Et dans sa situation actuelle, comment peut-il former un gouvernement sans qu’il n’ait pas été investi dans sa fonction ? Le croire signifie qu’on méconnaît les principes à la base du fonctionnement de notre régime politique.
La Constitution de 1987 ne vient pas à la rescousse d’aucune des solutions proposées.
Claude Joseph ne peut intervenir dans un temps qui n’est pas le sien. Il a été appelé à expédier les affaires courantes, en qualité de premier ministre ad intérim à la place de Joseph Joute. Comme l’a souligné Docteur Bernard Gousse, pour les mêmes raisons temporelles, Ariel Henry n’ayant pas été installé, ne peut prendre fonction. Le décès par assassinat de Jovenel Moïse est intervenu à un moment où il entamait la cinquième année de son mandat présidentiel. En absence de l’Assemblée Nationale composée de députés et sénateurs, il est impossible de doter le pays d’un Président provisoire en application de l’article 149, au cas où l’on considérerait que le mandat de celui-ci prend fin le 7 février 2022. Dans les deux cas de figure énumérés à l’article 149 en cas de vacance présidentielle, la situation actuelle de Claude Joseph le place hors de la plaque. Par indécence et folie du pouvoir, dans son arrêté pris en dehors de la loi, il a évoqué pitoyablement cette disposition constitutionnelle qui ne correspond même pas à sa situation. Dans un pays normal, il serait délogé tout simplement de la Primature.
Le Sénat ne peut pas non plus
Pour ce qui concerne le Sénat, il n’est écrit nulle part dans la Constitution de 1987 que dix sénateurs, membres du pouvoir législatif pour le moment dysfonctionnel, peuvent s’attribuer les prérogatives de l’Assemblée Nationale pour élire un Président provisoire, comme le prévoit l’article 149 de la Constitution en cas de vacance de la présidence de la République. Il en est de même pour un Premier Ministre (ratifié, nommé, démissionnaire ou de facto) : il ne peut s’approprier le titre de Chef du pouvoir exécutif à la suite de cette disparition, comme l’a bien noté Me Chery Blair, professeur de droit.
En somme, le droit n’a pas de réponse à cette situation spéciale. Et le rapport des forces n’est nulle part capable d’imposer une solution. Les tentatives des uns et des autres démontrent que nous sommes sur un terrain où tous les dérèglements et excès sont possibles.
Le grand perdant reste le pays parce que le Président Jovenel Moïse avait bousculé les principes qui font la force et la vertu de la démocratie. Car c’est sous sa présidence, devenue de facto après le 7 février 2021, que la nation a constaté une telle démesure dans la gouvernance du pays, notamment la fédération des gangs responsables des atrocités qui choquent la conscience universelle. Seuls les jouisseurs impénitents et les flatteurs – parmi lesquels certains diplomates qui défendaient leur poste – scandaient que le président était sur la bonne voie. Il faut avoir les herbes dans la bouche pour se faire une telle opinion ou appuyer un tel désastre.
La réalité est que l’État d’Haïti s’éclipse avec la disparition du Président Moïse parce que l’État c’était lui. Il s’était approprié de toutes les fonctions législatives, anéantissant les pouvoirs législatif et judiciaire. Depuis la fin de la 50e législature, le Président s’était placé en dehors des principes démocratiques et des règles de l’État de droit. Le pays se retrouve aujourd’hui dans un désert. Ce sont les conséquences de l’application de la théorie du Dr Guichard Doré : la politique saisit le droit. Cette stratégie faisait de lui un monstre qui ne se donnait pas de limite. C’est avec raison que Daly Valet écrit « que les Américains et les Nations Unies ont fait de lui un tout-puissant étourdi ». Il a démantelé l’État et livré son pays aux bandits. Naïf, il s’était cru invincible. À la fin, ce Blanc qui contrôle la PNH de bout en bout, l’a finalement laissé crever seul chez lui comme un canard sauvage.
Que faire pour sortir de cette difficulté ? Il n’y a pas de solution constitutionnelle à cette crise, encore moins institutionnelle. Sous la présidence de Jovenel Moïse, toutes les institutions républicaines ont été anéanties, et ceci sous le regard complice de ses tuteurs internationaux. Il nous faut une réaction politique : il est urgent de doter au plus vite le pays d’un exécutif capable de déclarer la guerre à la corruption, rétablir la sécurité, et permettre un retour à l’État de droit par l’organisation des élections.
Cet échec cuisant qui met dos au mur le régime PHTK est celui aussi de la communauté internationale à laquelle beaucoup de secteurs de la vie nationale avaient demandé de ne pas cautionner les dérives autoritaires de ce système. En une décennie, ce parti au pouvoir n’avait organisé aucune élection. En permettant Claude Joseph de garder illégalement le pouvoir, la communauté poursuit la politique du chaos de manière à empêcher une transition politique réussie en Haïti. Dans la déraison absolue de la communauté internationale, c’est au bout compte Haïti qui en paiera les conséquences. Les Haïtiens doivent faire preuve de sérieux quand il s’agit d’Haïti et de la gestion de la République et prendre finalement leur destin en main.
Optons pour un consensus !
Sur le plan émotionnel et humain, l’assassinat de Jovenel est un choc. Un acte ignoble, crapuleux, inadmissible. Au-delà de sa mauvaise gouvernance, des faits de corruption qu’on lui avait reprochés, son mode opératoire qui mettait en danger certains intérêts, si les maîtres de la politique chez nous ne sont pas directement impliqués dans le coup, ils en portent une part de responsabilité en encourageant Jovenel Moïse sans expérience politique à aller jusqu’à l’extrême bêtise. La confiance aveugle dans ses tuteurs l’avait amené à utiliser les institutions de l’État comme arme de persécution politique. Pris dans les contradictions internes à l’intérieur de son propre camp, il n’est pas étonnant que le coup final lui soit porté par des alliés et ses adversaires qui n’avaient jamais caché leur désir de se débarrasser de lui par tous les moyens. Sans base sociale réelle, il était à la merci du moindre coup de force.
Qu’est-ce qui explique l’envoi d’une délégation en Haïti par l’administration américaine dans cet imbroglio constitutionnel et politique ? Les actions et interventions ratées des différentes administrations américaines au cours de ces dernières décennies en Haïti ne justifient-elles pas que la domination américaine est en crise dans ce pays ? Sinon, comment expliquer dans le contexte actuel que les États-Unis s’appuient sur un Premier ministre révoqué qui n’a ni la légitimité démocratique ni la légalité constitutionnelle pour organiser les élections annoncées pour le 26 septembre 2021 ?
Qu’est-ce qui cache derrière cette stratégie ? Trop tôt pour le dire. Pour les Haïtiens, le temps devrait être au ralliement des forces démocratiques et progressistes. Celles-ci doivent trouver dans la sérénité un consensus sur la manière de gérer la nation et des compromis destinés à mettre en œuvre leur projet pour le pays. C’est la seule chose qui nous permettra d’avancer. Le droit, s’il doit guider nos actions, n’a pas de réponse à la question du vivre-ensemble dans l’harmonie. Évitons les coups d’État mal préparés, d’un côté comme de l’autre. Le dialogue inclusif s’impose : c’est la seule voie permettant de doter le pays d’un exécutif. Il n’y a pas d’autre solution.
Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel à l’Université d’État d’Haïti
Professeur de droit des affaires à l’UNIFA
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