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Le Développement  d’Haïti est Possible : Un pouvoir absolu, pourquoi faire?

Essai de Philosophie Politique

Par Raphaël Paul Gustave Magloire

Tome I

 (Mise à jour, 23 janvier 2021)

Chapitre 2-Suite : Pourquoi la réalisation de ces projets a pris tant de temps ?

Certains se sont empressés de répondre que RPGM est un théoricien, pas un praticien. Pas du tout ! Mes amis d’enfance vous diront que j’ai toujours eu une vision très large des choses, certes, mais aussi un sens très clair de la réalité. J’avais toujours un projet en cours, ou plutôt je participais toujours à la réalisation d’un projet lancé par quelqu’un d’autre. Je préférais, le plus souvent, agir derrière les rideaux. Car, j’avais appris très tôt quand vous vous appelez Paul Magloire durant le règne de Duvalier, il y avait certaines précautions à prendre. Ainsi, j’étais très actif dans les camps de vacances, dans la création de clubs et d’équipes de football de mon quartier. Mais, toujours la deuxième personne, jamais le premier. J’avais même lancé avec mon ami Samuel Simon que je connaissais depuis les Frères de Salésiens, un dojo de karaté. Samuel le grand karateka et batailleur comme lui seul. Mais, c’est moi qui louais le local pour le dojo. J’achetais ou louais aussi les livres entre les mains de Rodrigue, un vendeur avec un étalage vendant de tout, en face du cinéma Capitole, près du Petit-Séminaire Collège Saint-Martial.

Rodrigue, comme je le connaissais, était un bon entrepreneur. Il nota rapidement un bon réseau de jeunes qui me suivaient. Il m’offrit de me prêter des livres à crédit que je pourrais louer, en retour, aux membres de mon réseau en augmentant les prix comme bon me semblait pour faire un bénéfice ou tirer un profit.

Il n’y a pas plus capitaliste que ça. Même Adam Smith aurait été fier de la mise sur pied de cette petite entreprise. Mais, écoutez la suite, et vous verrez que sous les Duvalier, tout était par et pour le régime. Disons, Duvalier était le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Tout le reste était condamné à la disparition.

UN POUVOIR ABSOLU POURQUOI FAIRE ?

Mon réseau de distribution de livres avait augmenté très vite et ma clientèle était si large que je comptais tenir une comptabilité pour avoir mes comptes à jour. Les livres étaient de toutes sortes. Rodrigue avait un autre jeune homme qui le secondait. Hénoch, si je me souviens bien. Un jour, je suis arrivé à l’étalage de Rodrigue qui n’y était pas. Mais, j’y ai trouvé Hénoch. Il m’a demandé comment allaient les affaires. Je lui ai dit très bien, peut-être même trop bien. Car, je dois employer deux camarades pour m’aider, ou bien je n’aurai plus de temps pour aller à l’école. Il m’a demandé pourquoi je voulais faire de quelqu’un d’autre mon employé. C’est comme lui enlever sa liberté et le réduire en esclavage. Je lui ai dit, mais il sera rémunérer. Il m’a dit tu dois l’aider à devenir un membre de ton syndicat. J’étais très étonné. Car, on considérait un syndicat comme une association de gens du gouvernement qui défilait habillés en miliciens, au 18 mai et à l’époque du carnaval. On avait peur des miliciens, mais on ne les aimait pas vraiment. Sauf pour les fêtes de fin d’année où ils nous apportaient des jouets qu’on donnait au Palais,

Hénoch a vu mon étonnement et il m’a dit : je vais te donner un livre qui te fournira les informations comment monter un syndicat. Il tira d’une boite que Rodrigue avait derrière l’étalage, un petit livre. Je lui ai dit de me donner le cahier afin d’inscrire le livre sur mon compte. Hénoch m’a dit, ce n’était pas nécessaire. C’est un cadeau qu’il me faisait. J’ai lu le titre du livre. C’était le « Petit Philosophe de poche ».

C’était extraordinaire un livre de philosophie. Je n’avais pas encore passé mon certificat d’études primaires et voilà que j’avais en main un livre de philosophie. J’étais vraiment content. La philosophie on en entendait parler par Denis. Ce vieux sage du quartier, nous racontait vraiment à sa façon l’histoire du pays. Et quand il avait bu un verre de trop, il nous parlait aussi des philosophes. Tout y passait : Aristote, Platon et surtout Socrate. « Connais-toi toi-même » avait dit Socrate, avant de boire le poison. Le vieux Denis, c’était formidable. Plein de tafia et de mystères. « Le vin est tiré, il faut le boire », nous répétait Denis. Rappelle-toi mon Petit-Paul de Wagner qui disait : « Je veux créer une musique et quand le monde l’entendra, l’univers entier disparaitra dans une apothéose de lumières. » Tout cela était merveilleux et nous faisait oublier parfois qu’on avait le ventre vide pour n’avoir pas mangé depuis le matin et parfois même un jour ou deux. Mais qu’importe. On vivait de rêves et de poésies déclamées par le vieux Denis, sans voir le temps passer, et on grandissait.

C’est dans ce monde que ce petit  livre était tombé !

Autant que je me rappelle, ce Petit Philosophe de poche avait eu un terrible succès dans notre réseau. Je n’étais plus le seul. Car, j’avais dû partager la responsabilité avec d’autres amis. J’avais dû trouver aussi plusieurs autres copies du petit livre entre les mains d’Hénoch. Car Rodrigue, je crois, si je me souviens bien, était parti soit pour Bahamas par Port-de-Paix ou pour Jérémie. Qu’importe ! Je ne m’en souviens plus. Ce livre nous parlait de choses extraordinaires, comment les riches s’arrangeaient pour faire de l’argent sur le dos des travailleurs. Je ne comprenais pas vraiment tout ce qui était dit. Mais, quand je rencontrais Hénoch, il m’expliquait en un ou deux mots tout ce que je voulais comprendre. Et quand, un autre jeune me posait des questions sur le même sujet, je répétais Hénoch comme un perroquet.

Le circuit du livre ou les bonnes affaires du livre ont duré une année ou deux. Car, les bonnes choses dans un environnement comme ça ont tendance à ne pas trop durer. Quelque chose arrive toujours de quelque part pour tout gâcher. En effet, beaucoup de tracts – pamphlets contre le régime Duvalier – avaient été distribués surtout dans la zone Solino, de saint-Michel et de Fort-National. Finalement, un jour, les forces de la 18ieme compagnie des Casernes Dessalines avaient encerclé toute la région. Plume ne bouge. Dans la zone de la Ruelle Nazon, pas trop loin de la maison de Languichatte, des armes automatiques crépitaient un matin avec rage. D’après la radio du gouvernement, des éléments communistes avaient établi des forces « rétrogrades » dans la zone et se préparaient à renverser le régime « révolutionnaire » de Duvalier. Mais, les forces du gouvernement veillaient et ont été sans pitié contre les aventuriers,… ou à peu près ceci. En effet, il y a eu des morts et des blessés. Des jeunes, des hommes, des femmes et même des enfants. Pour en parler, on devait éteindre les lampes, de peur qu’on vous entende s’il y avait trop de lumière.

Une vague de répression s’abattit sur toute la zone. Je suis né en 1953, j’ai vu la répression. Mais, ce moment avait dépassé en intensité tout ce que j’avais vu jusqu’à présent. On fouillait partout, maisons, boutiques, églises, péristyles ; et on arrêtait même ceux qui possédaient un livre de « catéchisme ». C’était faux. C’était la façon qu’avaient les jeunes de se moquer de la démence du pouvoir. Car, on voyait passer dans les fourgonnettes, des parents avec leurs enfants en bas âge.

Mais, d’un autre côté, des parents d’amis qui travaillaient pour Duvalier allaient rendre visite aux parents d’amis qui avaient un mauvais nom, comme Magloire, Jumelle, Déjoie, Fignolé ou autres… Ils y restaient un moment avec vous en vous demandant de ne pas avoir peur. Ils sont là. On savait que cela ne voulait pas garantir la sécurité, car le gouvernement pensait qu’il avait droit de vie et de mort sur n’importe quel citoyen. Mais, un petit support humain dans ce monde de fous, cela faisait chaud au cœur. Ainsi, j’ai gardé une grande méfiance envers tout gouvernement qui cherche le pouvoir absolu.

J’avais, en effet, des noms de ce genre, des mauvais noms dans mon réseau de livre. Ma mère, prévoyante, sitôt que la répression avait commencé, s’était empressée de tout ramasser, tout ce que j’avais d’écrit dans ma chambre, même les Tour de Garde des Témoins de Jéhovah, et de les faire disparaitre par tous moyens possibles et imaginables.

Un soir, je rentrais chez moi, et je voyais quelques amis à un carrefour devant ma maison, parlant à quelqu’un qui n’était pas du quartier. A mon arrivée à leur niveau, l’un d’eux, Charlemagne, a crié : Jules, as-tu vu Paul-Gustave ? J’ai tout de suite compris que quelque chose de bizarre se passait et j’ai répondu, non, je ne l’ai pas vus depuis quelques jours. Alors Charlemagne d’ajouter :’Mon cher, il est un entrave. Ce monsieur Rodrigue, vient de nous dire que c’est lui qui coordonnait le quartier pour les rebelles de la Ruelle Nazon. J’ai répondu, Ah bon, il est donc très dangereux. Heureusement mon père m’avait défendu de lui parler. Le Rodrigue alors de me dire. Mon jeune ami, qui est ton père ? Je lui ai donné le nom d’un milicien du quartier. Il m’a dit, je connais ton père. Il est avec moi à Fort-Dimanche. Si tu vois Petit-Paul, tu peux le dire à ton papa et il viendra nous chercher. Nous avons carte-blanche pour le prendre mort-ou-vif et une Jeep de la préfecture nous attend en permanence à l’Avenue Poupelard pour emmener son corps. Il a sorti dans son dos un revolver en me disant, su tu fais ça, nous allons te donner un revolver et t’envoyer a une école privée pour nous aider à chercher les kamoken pour le président. Ensuite, il déclara : « Ne restez pas là, il se fait tard quelque chose peut se passer à n’importe quel moment ». Il insista pour me déposer et saluer mon père. J’ai refusé poliment en lui disant que ma maman n’aimait pas recevoir les gens le soir. Je suis descendu la ruelle Estimé jusqu’à la Ruelle Nazon ou habitait un oncle ingénieur qui travaillait pour le gouvernement. Ensuite, je me suis mis à couvert pour laisser passer la tempête.

C’est ainsi que la dictature avait mis fin à ma première tentative d’entrepreneur. J’avais 15 ans et j’ai frôlé une mort brutale. C’est à ceci que cela sert d’avoir le pouvoir absolu !

Mais, toujours un entrepreneur

Je ne pris pas trop de temps pour me relancer en affaires, mais cette fois-ci à un autre niveau. Un autre jeune venait d’arriver dans le quartier, son nom c’était Amos Coulanges. Il jouait de la guitare. Un autre ami l’amena me voir, car on lui a dit que je cherchais à fabriquer une guitare.  Quand il est arrivé, il a vu ma guitare, juste un morceau de plywood avec un trou au milieu et quelques cordes de nylon. Amos m’a regardé et a ri de bon cœur. Il m’a invité à venir chez lui pour toucher à une vraie guitare. Je ne me le suis pas fait demander deux fois. Chez lui, Amos sortit d’un sac de plastique noire une belle guitare appartenant à son frère Jean, et me donna ma première leçon de guitare. Il fallait savoir comment tenir une guitare classique. Je fus heureux et très content. Il m’a joué un morceau, je l’ai écouté émerveillé en lui disant qu’il allait devenir le plus grand guitariste d’Haïti. J’étais sincère. J’y croyais. Et lui n’y croyait pas vraiment encore.

Ma famille était très contente de ma rencontre avec Amos. Sa famille était protestante, et moi on ne savait pas vraiment quel saint je servais. Je me disais libre penseur. Mais, je fréquentais tous les sectes religieuses, les francs-maçons, les vodouisants, les Témoins de Jéhovah, les adventistes, et aussi les Catholiques et les protestants, bien sûr. Car, je cherchais une solution pour sortir le pays de cette dictature misérable et de la misère. Je croyais qu’un miracle aurait aidé le pays et je cherchais à rencontrer Dieu pour le lui dire.

J’ai trouvé pour Amos les premiers élèves. Le premier fut l’ami d’une de mes sœurs. Il payait 20 gourdes le mois au plus grand guitariste du pays. Sans fausse honte, cela permit à Amos d’acheter son premier livre de musique pour 15 gourdes, ou 3 dollars américains. Comme on dirait aujourd’hui, au taux du jour qui était fixe (5 gourdes pour un dollar). Amos travaillait sur son livre chaque jour. Et je lui répétais après chaque répétition qu’il était le meilleur, qu’il avait fini par le croire, je crois. Mais, un jour quelqu’un, derrière mon dos, amena Amos chez Boston Lhérisson, un vieux guitariste classique extraordinaire. Ensuite, Amos rencontra le colonel Latortue. Un grand luthier et un autre grand  guitariste qui jouait et connaissait toute l’histoire de la guitare en Haïti. Je venais de découvrir que la culture savante du pays était entrée en hibernation durant la période de dictature. La plupart des artistes, poètes, plasticiens, intellectuels, par précaution ne sortaient plus de chez eux, ou avaient choisi de laisser le pays.

J’avais peur que Amos cesse de croire qu’il était le meilleur guitariste du pays. Amos avait commencé à jouer de la trompette. Moi, je croyais jusqu’à l’ennuyer qu’il devait se concentrer sur la guitare, là où il montrait beaucoup de talent pour un jeune homme de moins de 18 ans. Il avait une capacité d’apprentissage extraordinaire. Mais, les pièces pour guitare étaient rares et chères. C’est à ce moment que quelqu’un d’autre s’ajouta au groupe. Celui-ci, Mario Lavelanet jouait du piano et il transposait des pièces classiques du piano pour la guitare. Amos, alors, avait monté un répertoire de Chopin, Mozart et Beethoven, et de musiciens très cotés qui lui permirent de jouer dans les salons et les fêtes. Cela lui faisait de plus en plus une renommée dans le pays. Ensuite, il y avait quelqu’un d’autre qui s’est joint à nous et qui avait le sens des affaires du calibre que nécessitait le talent d’Amos. Il s’appelait Issa Talamas. Issa, grand coureur de moto, était devenu élève de guitare d’Amos au début. Il venait pour jouer en duo avec lui assez souvent. Cela me rendait un peu jaloux. Mais, j’avais très vite remarqué qu’Issa avait les contacts nécessaires dans la société dorée du pays pour aider Amos à faire du chemin. Et, les parents de Amos, Père-Antoine surtout, n’aimait pas beaucoup cette idée. Car, il pensait que cette société était pervertie. Mais, quand, j’offris de devenir le body-guard de Amos, Père-Antoine et Man-Coulanges, la mère de mon jeune Chopin-de-la-Guitare, pensaient que la chose était acceptable. Surtout j’avais la réputation d’être un bon karatéka. J’ai bien dit « réputation ».

Une chose amena une autre. A partir de ce moment rien ne pouvait arrêter Amos sur sa course vers un fulgurant succès. Il consacra une bonne partie de son temps à mettre en partition les musiques folkloriques qu’il jouait à la guitare. Et, il découvrit les œuvres folkloriques pour la guitare d’un autre grand guitariste haïtien vivant à New-York… Je dois me rappeler son nom.

J’étais à la fois conseiller et manager de Amos, et celui qui portait son petit-banc sur lequel il déposait son pied gauche dans une posture parfaite pour jouer. Si, je n’aimais pas qu’il perd son temps, avec tant de filles qui lui faisaient la cour, lui il n’aimait pas non plus que j’étais toujours en train de lui dire ce qui est bon pour lui. Il me répétait, que je lui empêchais de vivre sa vie, comme il le voulait. Alors, je lui répondais que ce n’est pas ainsi qu’il allait devenir le Chopin haïtien de la guitare. Ah, il me criait, tu sais comment on peut devenir un Chopin haïtien de la guitare ? Et les deux on éclatait de rire. Vraiment, nous étions comme deux frères. Quoique du même âge, ou presque, je considérais qu’il était mon jeune frère et que je devais le protéger contre vents et marées.

C’est avec la présence de Amos que j’ai recommencé à fréquenter régulièrement l’école. Avant, l’école c’était juste une occasion de rencontrer des camarades pour faire de la politique.

J’avais un défi à relever.

Mais, je suis retourné à l’école surtout pour relever un défi d’un ami du quartier. Il m’avait dit dans une discussion : « Tu crois que tu peux changer le pays, peut-être même le monde. Pourquoi tu ne commencerais pas comme tout le monde à passer tes examens de bac ? » J’ai compris qu’il m’avait lancé un défi. Alors, j’ai été voir mon ami Mario Lavelanet, étudiant en médecine à l’époque, et ancien élève du Petit Séminaire Collège Saint-Martial. Je lui ai demandé s’il voulait me donner des cours de mathématiques et en physique pour aller au Baccalauréat.. Le reste, je peux m’en occuper seul. Mario m’a raconté plus tard, qu’il m’a demandé de répéter ce que je venais de dire. Car, il pensait n’avoir pas bien entendu. Je lui ai dit, oui, je veux aller aux examens du Baccalauréat Première Partie, l’année prochaine. Nous étions déjà dans la période des grandes vacances d’été. Alors, il fallait me préparer à trouver une école afin de pouvoir m’inscrire pour les examens.

Mario, me connaissait suffisamment pour savoir que je suis déterminé et quand je veux, je peux. Alors, il me dit qu’il me faudrait des cahiers de notes dans les différentes matières que je voudrais travailler, d’un élève d’une grande école. Lui, il mettrait à ma disposition tout ce qu’il avait de disponible dans sa bibliothèque. J’ai demandé à mon frère Manu de me trouver les notes d’un ami à lui. Ce fut Joël Ducasse, lauréat de Saint-Louis de Gonzague qui me passa ses notes. Trois ou quatre années plus tard, Joël deviendra mon principal partenaire dans l’une de mes entreprises, la compagnie SAPAINCO. Ce n’était pas par reconnaissance. SAPAINCO, était une compagnie agricole où avec 300 employés j’allais chercher à planter 6 millions d’arbres dans le nord du pays. Un pour chaque haïtien. La population était de 6 millions d’habitants à l’époque. Le rêve d’un jeune de 23 ans qui était formé à l’École Normale Supérieure en Sciences Sociales et en Philosophie. J’avais donc besoin de Joël, qui était lui agronome et professeur à la Faculté d’Agronomie et des Sciences Vétérinaires de Damien.

Pour continuer avec mon retour à l’école, les professeurs Jean-Claude Fignolé, René Philoctète et Victor Benoit, trois professeurs chevronnés venaient d’ouvrir le Collège Jean-Price Mars. J’ai subi les examens d’entrée et j’ai été accepté pour la classe de Rhétorique. Mais, au moment de m’inscrire aux examens officiels, le Ministère de l’Education Nationale a refusé ma candidature, sur la base qu’on n’avait pas trouvé ma trace dans leur registre qu’en classe de quatrième. Le directeur général du Ministère a même dit à un ami de ma famille que ce jeune homme a fait ses études dans la rueOn le connait. Il est un très mauvais exemple que nous n’allons pas encourager. Un pays comme les Etats-Unis aurait célébré une telle performance. Malgré que Professeur Victor Benoit insista pour dire que j’étais l’un des meilleurs élèves du collège, le Directeur General refusa et offrit un compromis en disant que je devais utiliser l’année en cours comme un sursis pour la classe de seconde, et je serais accepté aux examens de Bac l’année d’après.

Donc, j’ai accepté le compromis. Alors, j’ai profité du temps libre pour faire des études en comptabilité. Mais, je dois dire que j’ai appris beaucoup plus dans les rues (autodidacte) que j’ai apprises dans les salles de classe. Sauf pour la comptabilité qui m’a permis de comprendre les affaires et les états de compte, et de gagner beaucoup d’argent, (plus qu’on peut s’imaginer) sans tomber dans la corruption.

Un capitaliste avec un cœur

Le Ministère de l’Éducation Nationale, sous la tutelle du Ministre Bernard, qui lançait une réforme de l’enseignement, eut besoin de  mes services. La ville de Jacmel n’avait pas de classe de Philo et le Ministre Bernard n’avait pas de budget pour payer pour un professeur de Philosophie et un autre d’Histoire. Il en parla au Professeur Jean Claude qui poussait pour l’ouverture d’une classe de philo au Lycée Pinchinat. J’enseignais à l’époque au Centre d’Études Secondaires, l’école des professeurs Jean Claude, de Pradel Pompilus et de Maitre Riche. Professeur Claude  m’a dit qu’il voulait me demander un service. Et il m’expliqua les difficultés à trouver les deux professeurs. Mais, j’avais la compétence dans les 2 matières. Il ajouta qu’il a eu dans sa longue carrière que deux étudiants aussi capables. Pas besoin de vous dire que j’étais fier aux anges que le grand professeur Jean Claude avait une si haute opinion de moi. Alors, je lui ai dit, que c’est Professeur Pompilus qui m’avait invité à enseigner au Centre. Professeur Claude m’a dit que la direction avait discuté du sujet avant qu’il m’en parle. Et ils étaient prêts à faire le sacrifice pour une bonne cause, si jetais d’accord. J’ai dit, j’accepte. Je voulais faire l’expérience d’enseigner en province et retourner un peu de cette formation que j’avais reçue gratuitement aux lycées et à l’École Normale Supérieure.

Mais, n’avais-je pas répondu un peu trop vite ? Avoir la qualification ne suffisait pas, car en termes d’occupation de temps, j’avais des pressions énormes. J’étais membre du Conseil d’administration de la SAFICO, conseiller de Roland Acra pour l’Initiative d’Intégration de la Caraïbe du Président Ronald Reagan, et membre du Conseil de direction de la SAPAINCO avec l’agronome Ducasse. Et je continuais à visiter les artistes et les galeries d’art pour enrichir ma propre collection. Mais, comme aimait dire le vieux Denis, « Le vin était tiré il fallait le boire ». C’est ainsi que je me suis trouvé à enseigner Histoire et Philosophie en terminal à Jacmel. Là non plus, ce jeune homme qui avait  beaucoup plus appris dans les rues que dans les salles de classes continuait son bonhomme de chemin de façon décente. Ce qu’un jeune peut apprendre de mon parcours, c’est de n’avoir ni peur ni honte de son expérience. Au contraire, cela doit devenir ta force.

En effet, l’année que le directeur de l’Éducation Nationale m’avait donné à me reconnaitre m’avait largement profité. Je suis devenu le conseiller artistique de Valcin II. Je l’avais rencontré par hasard et je l’ai persuadé qu’il avait beaucoup de talent pour devenir un grand peintre. Mais, il devait avoir le courage de cesser de peindre ces petits tableaux naïfs pour vendre à des galeries d’art qui avaient une clientèle qui achetait les tableaux de son père et de son oncle, des peintres naïfs célèbres. Je suis revenu le voir le lendemain à son studio. Valcin me montra qu’il avait choisi de couper aux ciseaux tous les petits tableaux à bon marché qu’il peignait pour vivre. Je lui ai dit, félicitation. Cela va te donner un plus grand respect pour ton art.

Une année plus tard, on avait le premier vernissage de Valcin à la Galerie Méhu à Pétion-Ville avec une grande couverture de presse. Une entrevue sur plusieurs pages du Nouvelliste avec Michèle Montas. Une autre avec Roger Gaillard directeur du journal gouvernemental, le Nouveau Monde. C’est beaucoup plus d’une exposition qu’on parlait, car les 12 tableaux parlaient très fort de la situation du pays. Jean-Claude Fignole m’avait encouragé à signer mon premier texte pour le Petit Samedi Soir. Cependant, chaque jour on me disait qu’on allait venir nous ramasser, et tableaux, et peintre et manager. Car nous étions allés trop loin.

Madame Sheila Isham, peintre et femme de l’ambassadeur américain, Heyward Isham, était venue au vernissage. Elle exprima son intérêt pour un tableau qui était aussi réservé par Lamartiniere Honorat, ancien ministre du gouvernement. Mais, le prix de $US 1000, selon Ministre Honorat, était deux fois le salaire d’un député au Parlement à l’époque. Donc, il laissa tomber sa réservation. Mais Mme Isham maintint la sienne. Les prix et les noms étaient postés au-dessus des tableaux. A la clôture du vernissage, un ami du Petit-Samedi-Soir demanda à madame Isham si elle avait lu la signature de l’exposition. Elle avait répondu, quelle lit, écrit et parle le français. Et elle ajouta, en disant à mon ami : « Avez-vous visité le Rockefeller Center à New York ? Les peintures de Siqueiros et de Diego Rivera ont été commandées par la famille de David Rockefeller elle-même. Les artistes ont toujours pu s’exprimer chez nous. La rébellion a été dès le commencement la vitalité même de notre démocratie. »

Le vernissage de Valcin, en fait, était dédié à la poésie de René Philoctète, avec ces passages qui disaient tout :

« Ils sont venus de loin les gens de Digotrie

Ils sont venus de loin les gens de Prévilé

Dans leur chemise clairs comme des coins de ciel ».

Valcin II et moi furent invités d’honneur cette année-là, à l’ambassade américaine, le 4 juillet, le Jour de l’Indépendance des Etats-Unis. Le tableau de Valcin trônait dans le salon principal. Mais, le plus important, Fravange Valcin, de son premier nom, avait vendu son dernier tableau pour US$ 10. En tant que Valcin II, son nouveau nom, il avait vendu son premier tableau pour cent fois plus. Parfois, on a juste besoin d’un peu de courage pour changer les choses.

Une bonne histoire ne doit pas s’arrêter trop vite non plus.

J’ai continué à faire du chemin comme conseiller artistique. Beaucoup d’artistes m’invitaient à voir leurs tableaux et à leur donner mon opinion. Une journée de consultation avant une exposition ou pour de grands clients, coutait US$100. Michel Monin m’avait donné US$ 200 le mois pour visiter sa galerie une fois par semaine. Je chargeais US$ 500 pour signer un catalogue. Les artistes aimaient entendre l’opinion du conseiller artistique sur leurs œuvres. C’était un motif de fierté pour eux et un signe de leur succès. Mais, le plus souvent, ils savaient autant ou même plus que moi sur leurs œuvres. Ainsi, à chaque fois qu’il me posait une question, je leur demandais quelle aurait été leur réponse si c’était moi qui leur posais cette question. Ils avaient beaucoup à dire. Alors là, je leur disais. Voilà ! Tu viens de m’apprendre de très bonne chose. Le vieux Denis aurait dit : « Voilà ! Connais-toi toi-même ! » 

De plus en plus, les artistes les plus en vue du pays, me demandaient pourquoi on ne pourrait pas organiser une association entre les artistes. Je ne répondais pas. Car, je savais qu’une loi interdisait l’organisation d’associations sous n’importe quelle forme dans le pays de Duvalier. C’est ça le pouvoir absolu sur les vies et les biens. Le peintre Simil m’a dit qu’il voulait aussi souscrire au projet d’une association des artistes. Je venais de signer l’album du vernissage de Jean-Claude Legagneur à la Galerie Marassa à Pétion-Ville et j’ai demandé à plusieurs artistes qui étaient à cette soirée est-ce que cela leur dirait d’avoir une association pour les artistes ? Ils étaient tous d’accord. Arijac offrit de mettre un local à la disposition de l’association, Le temps pour moi d’écrire un projet de statuts, ANAH était née. Une bonne vingtaine d’artiste ont pris part à l’assemblé générale de la fondation de l’association.

Je me souviens que George Paul Hector fut élu par acclamation Secrétaire Général, Jean-Claude Legagneur devint Secrétaire Général-adjoint, Simil est nommé Secrétaire Exécutif, Rassoul Labuchin Sécrétaire Exécutif-adjoint, Ludovic Booz Trésorier, Arijac trésorier-adjoint et votre serviteur conseiller à l’organisation. Une trentaine d’artistes signaient comme membres fondateurs : tels que Michaèlle Médard, Luce Turnier, Rose-Marie Desruissaux, Ronald Mevs, Pierre-André Clitandre, Gasner Raymond, Carl-Henry Guiteau, Emmanuel Pierre-Charles, Richard Brisson, Lodimus, Valcin 2, Michel Monin, Jean René Jérôme, Ralph Chapoteau, Christophe Charles, et j’en passe. Adyjengardy, à 16 ans, était le plus jeune de la bande. Dany Laferrière avait déjà quitté le pays, après la mort de Gasner Raymond. Mais, les grands-naïfs très connus sur la scène internationale refusèrent de se joindre à l’association. En fait, l’un d eux, Antonio Joseph du Centre d’Art, m’avait répondu en vrai connaisseur du terrain : « Prend ta chance. Mais sache que Haïti est une terre très glissée ». Le soir après l’assemblée générale, j’ai dormi chez un ami.

Des problèmes et disputes sans fin nous en avons eu. Mais, ANAH avait de grands projets. On envisageait de construire une cité artistique soit à Jacmel ou à Saint-Marc. Mais, nous avons eu comme premier projet d’organiser une grande exposition pour réunir les artistes qui militaient depuis un certain temps, aux jeunes talents, afin de faire la promotion de la nouvelle génération. ANAH était arrivée à organiser la plus grande exposition collective d’œuvres d’arts plastiques jamais réalisée dans le pays sous la présidence-a-vie, au Bicentenaire, à la salle Dante Alighieri  de l’Ambassade d’Italie. Cette exposition réunissait une centaine d’artistes de tous âges et de toutes les catégories. L’Art, l’expression de la liberté et des aspirations d’un peuple, les artistes avaient choisi de ne pas placé l’exposition de l’association sur la haute protection du Président à Vie de la République. Ils voulaient être libres !