L’insécurité imposée par les gangs et la cherté de la vie, la plus grande préoccupation des Haïtiens, persistent en Haïti. Chacun a un kwi en main à cause d’un pouvoir d’achat réduit comme une peau de chagrin, même ceux qui travaillent. Une émeute de la faim avec des scènes de pillage et de violence incontrôlée et sans précédent sera la prochaine étape, prévoient certains analystes. À cette crise politique permanente aiguë s’ajoute une crise économique et financière sans précédent. Celle-ci crée de plus en plus de mécontents sur tous les points du territoire. Ce qui est extrêmement dangereux! La cherté de la vie et l’insécurité constituent sont des sujets très sensibles autour desquels des alliances peuvent construire en vue d’un chambardement total du système actuel. La gazoline qu’on cherche dans les pompes à essence est sur le feu et risque de tout ravager.
En effet, comment passer de la République de la grande nécessité et de détresse à celle du bonheur vivrier ? C’est la question fondamentale à laquelle les politiques publiques devraient s’intéresser depuis longtemps. Cependant, les actions de nos différents gouvernements ne font que contribuer à exclure le plus de citoyens des services sociaux de base auxquels ils ont droit. C’est dans ce contexte de fin de l’État d’Haïti que des rumeurs courent sur la possibilité d’un déploiement d’une force militaire étrangère en Haïti, la troisième en moins de trente ans. Une nouvelle défaite!
Ce désastre, cette catastrophe, cette déchéance est à mettre au compte de toutes les élites haïtiennes. On peut parler d’un échec sans appel. Cette dégénérescence est due au fait que les Haïtiens se révèlent incapables de mettre en place un gouvernement capable d’assurer l’efficacité de la loi, de la justice, de l’État de droit, des principes de la bonne gouvernance et le respect des droits fondamentaux. En vingt ans d’occupation ou de mise sous tutelle déguisée avec la présence des Nations Unies, Haïti n’a pas réussi à faire fonctionner une seule institution. Des résultats nuls alors que des millions de dollars ont été dépensés pour ces différentes missions.
L’Organisation des États américains (OEA) en a au moins tiré leçon. Elle a compris que la faillite totale de l’État haïtien n’est pas seulement de la responsabilité des Haïtiens. Il nous manque à présent les confessions de l’ONU à travers Madame Helen La Lime, cette dame sans pitié, après celles des Clinton, d’Almagro et de Pamela White. Les acteurs nationaux et les ambassades occidentales influentes en Haïti croient que le rétablissement de la sécurité est nécessaire pour lancer le processus électoral en Haïti.
Si les gangs sont aussi puissants en Haïti et mettent en déroute l’État de droit et les principales institutions responsables de sa mise en œuvre dont la justice et la police, c’est parce que précisément à un certain moment ces entités criminelles avaient bénéficié de la complicité passive ou active de certains acteurs nationaux et internationaux.
La représentante du BINUH en Haïti, Mme Helen La Lime, regrette-t-elle aujourd’hui le fait d’avoir félicité la fédération des gangs constituée sous l’administration du Président Jovenel Moïse ? Cette initiative à la base de la création de « G9 » était-elle une action de l’administration de Jovenel Moïse ou celle des Nations Unies ou encore une œuvre concertée des deux ?
Des décisions suicidaires
Après tant d’atrocités commises par ces organisations criminelles, le temps n’est-il pas venu de fixer les vraies responsabilités? S’il n’y a plus de gouvernement légitime, de parlement et de système judiciaire fonctionnels, à qui incombe la faute ? La communauté internationale n’est pas un observateur neutre dans le cas d’Haïti mais un acteur dominant qui contrôle tout. Les Haïtiens vivent dans des conditions infernales à cause de choix néfastes imposés à nos différents gouvernements et qui ont contribué à la destruction de l’économie nationale. La vente des entreprises publiques haïtiennes sous l’ère Préval pour répondre aux exigences du néolibéralisme n’a pas permis à Haïti d’intégrer le marché libre mais l’a plongé dans une économie souterraine contrôlée par des criminels organisés qui, grâce à la corruption généralisée, s’adonnent sans frein à différents trafics, dont celui des armes et de la drogue. À cause de notre impréparation à cerner les nouvelles réalités du monde global, l’économie de marché nous a tués.
En tout cas, ce furent des décisions suicidaires dont nous subissons aujourd’hui les impacts. Qu’il s’agisse du programme d’ajustement structurel imposé par les institutions financières internationales qui ont forcé l’État à liquider les entreprises publiques ou la dissolution des forces armées d’Haïti à un moment où elle avait plutôt besoin de réformes sérieuses pour la mettre au service de la démocratie et de l’État de droit. Comme on dit souvent, Haïti est une nation qui est née avec l’armée. Si on empêche ce peuple d’avoir une force armée régulière, il la maintiendra de façon irrégulière à travers de petites armées de bandits, comme c’est le cas actuellement.
Les brevets de généraux dont les chefs de gang se réclament ont une importance historique ou doivent être analysés à la lumière de l’histoire. La nation a une tradition martiale. Certains de nos chefs d’État ou hommes d’États étaient des civils, de brillants intellectuels, qui se donnaient le titre de général : Salomon Jeune, Saint-Surin François Manigat, Anténor Firmin etc. Aujourd’hui, l’impératif de sécurité et de défense nationales exige que la nation retrouve son armée, sa ligne de force, dans un contexte où, pour reprendre les paroles du poète Léon Laleau, nous sentons la souffrance, le désespoir à nul autre égal. Une armée modernisée, au service de l’ordre et de la démocratie, c’est-à-dire qui réprime en elle toute tendance à l’arbitraire et qui est aussi respectueuse de l’autorité civile.
La question de la sécurité nationale devient une obsession pour les États. Les crimes globalisés tels que le terrorisme, la corruption, le trafic d’armes obligent les pays à coopérer en vue d’une défense commune. La question de la sécurité devient prioritaire et fait reculer tous les autres droits, exceptés ceux qui concernent les noyaux durs des droits de l’homme énumérés au Pacte international relatif aux droits civils et politiques pour lesquels aucune dérogation n’ est admise.
Ainsi, la problématique d’une armée nationale régulière est essentielle ainsi que la manière de l’organiser. Tout cela mérite d’être bien examiné par tous. On ne peut pas occulter pendant longtemps encore ce problème fondamental, ce serait suicidaire.
La crise haïtienne dans le contexte de la démocratisation d’Haïti a été traitée de façon ordinaire. Une bonne partie de la gauche haïtienne anti-armée jugeait que l’armée, responsable de nombreux coups d’État contre les gouvernements civils, constituait un obstacle à la prise du pouvoir total. Elle avait naïvement cru qu’une fois ce corps détruit, la stabilité politique serait retrouvée. Aujourd’hui, ces mêmes gens de gauche applaudissent l’armée russe dans le conflit l’opposant à l’Ukraine. Ils félicitent les armées chinoises, cubaines et celle de la Corée du Nord également responsables des atrocités contre le genre humain. Choix idéologique oblige! Donc, on ne détruit pas une armée parce qu’elle a perpétré des putschs ou commis des violations des droits humains : on la corrige pour la mettre au service de la démocratie. En lieu et place de son abolition, les Forces armées d’Haïti avaient besoin d’une rééducation. Une armée professionnelle pour la démocratie et une police adéquate capable d’assurer la sécurité devraient être placées parmi nos priorités.
Pauvre Haïti, malmené, ballotté, d’un extrême à l’autre, c’est aujourd’hui une nation où tous les fusibles ont sauté. Les formules, les décisions, les choix concoctés par la communauté internationale pour Haïti, avec l’adhésion d’une minorité sans conscience nationale, n’ont pas marché. Sans la rupture du statu quo, sans la fin de ce système à la base de toutes les inégalités sociales, il sera difficile de changer les choses en Haïti.
Besoin d’un sentiment d’abnégation
Mais avant que la catastrophe ne survienne, que devrions-nous faire ensemble? Cette question s’adresse aux élites. Malheureusement elles ne donnent nullement l’impression d’être à la hauteur. Ou qu’il existe dans la société haïtienne des échantillons d’hommes et de femmes de valeur capables de sacrifices pour sauver Haïti. Jusqu’ici, nous n’avons pas eu un gouvernement capable de mesurer les indicateurs de bonheur et de bien-être de ses citoyens à partir des politiques publiques progressistes mises en œuvre. On a pataugé et maintenant on descend dans les tréfonds de l’abîme.
Que faire ? Allons-nous rester dans ce jeu politicien stérile – le choix d’un exécutif bicéphale ou monocéphale sans base constitutionnelle –, quitte à épuiser totalement l’énergie du peuple ? Certains semblent trouver un certain intérêt à ce que cette « gouvernance apaisée » dure le plus longtemps que possible afin d’avoir le temps de caser leurs proches et d’autres de s’enliser dans des gouvernements de transition ou provisoires successifs qui maintiendront Haïti dans une situation d’échec permanent à la démocratie. Le vrai critère démocratique d’un régime est le contrôle des pouvoirs, a écrit Dr Josué Pierre-Louis dans sa thèse de doctorat « La modernisation du droit haïtien un défi pour l’avenir ». Et le droit en lui-même n’est rien d’autre qu’une affaire de contrôle. Or, les accords en circulation, concoctés d’une rive à l’autre n’offrent pas cette solution. Le renouvellement de la transition est un prime à la mauvaise gouvernance publique et à l’impunité, à l’échec du principe de reddition de comptes auquel les gouvernants doivent se soumettre. Le débat qui se fait sur le maintien d’un exécutif monocéphale ou son remplacement par un exécutif bicéphale en dehors de la consécration populaire est un débat réactionnaire qui ne mobilise que les deux camps opposés pour le contrôle de la transition. En fin de compte, ce qui intéresse les deux camps, c’est la mise en œuvre d’un nouveau pouvoir à travers des élections contrôlées afin de reproduire le système désuet. À gauche comme à droite, ils montrent qu’ils sont tous pour une gouvernance centrée sur la corruption.
Donc, seuls les organes élus par le peuple peuvent assurer la fonction de contrôle (art 223 de la const). Comment rétablir les trois pouvoirs ou l’ordre républicain, dont certains se gargarisent, sans l’intervention du souverain? Cette crise politique et constitutionnelle met l’élite haïtienne à nu. Quand on considère cette médiocrité phénoménale, c’était comme si la société haïtienne avait cessé de produire des âmes d’élite. Quand une société traverse une crise d’une telle ampleur, on s’attend à voir poindre à l’horizon des hommes et des femmes exceptionnels pour donner une direction à la nation. Malheureusement, la dignité personnelle, l’honneur du nom, le patriotisme, la solidarité agissante, le souci du bien commun, tout cela s’est effondré.
Face à cette situation apocalyptique que nous vivons actuellement, un sentiment d’abnégation doit pourtant guider les actions de tous pour faire avancer les affaires du pays. Je le répète, quand la légitimité démocratique est inexistante, la seule façon de résoudre les problèmes politiques en vue d’un retour à la vie institutionnelle et démocratique, c’est le consensus. C’est le mécanisme par lequel on pourra normaliser la situation politique du pays, condition indispensable pour la tenue des élections permettant au peuple de choisir ceux qui doivent le gouverner.
Laissons derrière nous le volcan politique, nous sommes entrés dans la profondeur du gouffre. Cette crise est celle du retard économique d’Haïti. Le non développement et l’absence d’opportunités pour les jeunes et les masses rurales et urbaines ont fait perdre au citoyen son âme et sa vertu. N’ayant pas d’argent pour acheter les biens et les services, nous devons nous tourner vers ceux qui ont imposé à notre pays des politiques destructrices pour continuer à respirer.
La démocratie électorale, celle de la crasse imposée à Haïti par les pays de la démocratie du luxe, a montré ses limites. C’est la prospérité économique qui créera les conditions d’implantation de la démocratie et non le contraire. Le bien-être est la condition essentielle pour accéder à la vertu. Il est l’outil de la cohésion sociale. Comment parler de démocratie sans le bien-être, car derrière elle, en tout cas chez nous, se cachent d’incontestables injustices sociales, un déni d’égalité et d’équité, d’indicibles souffrances en ce qui concerne la majorité des Haïtiens.
En tenant compte de notre indicateur de bien-être, le bilan actuel, désastreux et catastrophique, confirme que la génération de politiciens qui a succédé à la dictature des Duvalier est celle de la déchéance et de la dégénérescence de toute une nation, faute d’avoir regardé dans la mauvaise direction. Face au désolement collectif, la génération consciente de tous âges et de toutes les catégories sociales doit trouver une formule patriotique pour ramasser le drapeau.
Sonet Saint-Louis, av
Professeur de droit constitutionnel, Université d’État d’Haïti.
Faculté de droit, 19 août 2022.
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