De passage dans l’État du Massachusetts, aux États-Unis où j’avais été invité par Applied Leadership and Development Group à prononcer une conférence dans le cadre du 3ème colloque sur le protestantisme haïtien, par le biais d’un texte de Me Yves Lafortune, mon camarade de promotion à la FDSE, j’ai appris l’inacceptable : l’assassinat de mon collègue Patrice Derenoncourt, professeur de droit constitutionnel. Enlevé il y a deux semaines, il a quand même été tué malgré le versement de rançon réclamé par les ravisseurs.
Chaque jour apporte son lot d’horreurs. Nous sommes traités comme des bêtes dans notre propre pays. Des êtres dont on piétine quotidiennement notre droit à la vie. Dans cette Haïti, nous sommes tous devenus des morts en attente. L’exécution crapuleuse de ce professeur est révoltante, cela va de soi mais est tout aussi inacceptable notre incapacité à dire « non » à l’oppression, à la violence et à la tyrannie d’individus sans foi ni loi qui nous mettent à genoux.
Me Derenoncourt a été enlevé certes mais on avait le droit d’espérer qu’il retrouve sa liberté, comme fut le cas de beaucoup de nos compatriotes, pour continuer son travail d’éducation de la jeunesse universitaire. Ce droit a été lésé, bafoué. Mais comment un État peut-il laisser ses citoyens prisonniers de la violence des entités criminelles qui semblent avoir le contrôle sur tout?. Alors comment soutenir des dirigeants incapables de nous protéger ? Quelle est donc la raison d’être d’un gouvernement incapable d’exercer les fonctions pour lesquelles il a été établi légitimement ou de fait ? La réalité actuelle est que l’État haïtien subit l’anarchie des groupes armés au même titre que les citoyens. À aucun niveau, le gouvernement est présent : il abandonné ses prérogatives régaliennes. Sans un gouvernement fonctionnel et sans territoire, l’État d’Haïti n’est plus : il est détruit.
Par notre soumission aux diktats de l’étranger, nous avons tout détruit et tout vendu, vidant l’État de sa substance au point de se trouver dans l’impossibilité de garantir la vie sur son territoire et sa souveraineté. Nous avons détruit l’armée sur l’ordre des puissances occidentales alors qu’on aurait dû plutôt la réformer pour la mettre enfin au service de la démocratie et de l’État de droit.
Aujourd’hui, la destruction de l’État d’Haïti est telle que, pour reprendre Daly Valet, « l’armée dominicaine est à nos portes comme mesure préventive face à la désintégration d’Haïti ». Le journaliste politologue a aussi fait remarquer le « déséquilibre militaire et stratégique » que les États-Unis ont délibérément laissé émerger et se renforcer entre les deux pays, au bénéfice des Dominicains. La faiblesse tant du point de vue économique que militaire explique l’hégémonie dominicaine sur l’île. Ainsi, les Dominicains profitent de la déchéance d’Haïti pour manifester sa puissance et même en abuser. Ce n’est pas un hasard ce qui nous arrive : nous avons une élite haïtienne dépourvue du sens de l’honneur, du patriotisme éclairé qui accepte de devenir esclave. Le professeur Leslie Manigat disait que nos élites ont la « volonté » d’être esclaves. De la volonté de devenir esclaves, elles sont passées à la soumission totale. Tout ceci est dû à la colonisation mentale dont parlait le Dr Jean-Bertrand Aristide.
Haïti est dominée parce qu’elle ne dispose pas d’une élite qui produit, invente, innove et intelligente. Ce pays a besoin d’être défendu en même temps nous devons changer radicalement la manière dont il a été gouverné de façon à empêcher que le monde se moque de nous, a écrit avec justesse mon ancien professeur J.F. Annibal Coffy. En effet, se tourner vers l’étranger pour l’éducation de nos enfants, pour recevoir les soins de santé, pour être à l’abri du danger de l’insécurité, en d’autres termes pour jouir de ce que des élites conscientes et responsables d’autres pays ont construit pour leurs populations est un comportement malsain de profiteurs. Une élite est attachée à sa terre et trop occupée à résoudre les problèmes fondamentaux de son pays pour voir ailleurs.
Toutes nos actions vont dans le sens de la haine du beau. Avec la complicité des oligarchies politiques et économiques, on a placé des gouvernements médiocres et corrompus à la tête avec le bilan que l’on sait afin de prouver que les Haïtiens sont incapables de se gouverner et qu’il faut une intervention extérieure pour que ce pays puisse se révéler. Au lieu de renouveler l’échec dans la gouvernance d’Haïti, faisons plutôt la promotion pour un partenariat entre les hommes et femmes de bien et de valeur des patriotes intègres et compétents pour reconstruire les murailles de l’éthique, de la rationalité et de l’esprit de progrès renversées par l’incivisme, la malhonnêteté et la médiocrité.
Haïti ne vaincra pas le sous-développement avec des élites dominées, incapables d’accéder au bien, au beau, à la qualité et à l’excellence. Notre République est à terre. Quand les murailles du progrès s’effondrent, que doivent faire les patriotes, les hommes et les femmes intègres de la société, nos échantillons d’élite ? Que devraient faire les masses indomptables pour retrouver le chemin de la dignité? Il faut faire appel au savoir, au savoir-faire, à l’éthique, à l’engagement et à l’action pour indiquer le chemin à prendre ensemble.
Honneur à tous les policiers soudés aux valeurs de la République, plus précisément à Richard Étienne, cet agent de la force publique qui a perdu sa vie sur le chemin de l’honneur en tentant de sauver le professeur Patrice Derenoncourt des mains de ses ravisseurs. Ne perdez ni la foi ni l’espérance dans une rédemption prochaine de notre pays ! N’abandonnez pas ! Noirs et mulâtres, hommes et femmes engagez-vous dans un partenariat fructueux pour reconstruire la cité et la dignité. Pour y arriver, nous devons rompre avec le chacun pour soi, sortir de l’indifférence, éliminer les frontières entre les classes sociales afin de permettre la participation et l’implication de tous dans les affaires de la république.
Patrice vient de nous quitter à cause de la brutalité et de la barbarie haïtienne organisées et maintenues par les forces internes et externes pour anéantir un si beau pays. Un départ dans ces conditions est inacceptable, révoltant. Dans une société où le savoir est combattu, on ne peut pas s’attendre à ce qu’on soit particulièrement respectueux vis-à-vis de l’autorité et de l’excellence de la connaissance. La disparition de Patrice Derenoncourt est finalement une perte inestimable pour l’enseignement universitaire mais aussi pour Haïti car plus on perd des valeurs plus le pays s’appauvrit intellectuellement.
Nous allons repasser en boucle les souvenirs que nous avons de lui,les expériences que nous avons eues avec cet homme de grande culture. Un départ explique toujours une arrivée. Que nos larmes servent de prière pour cette Haïti tant éprouvée. Qu’il est triste et navrant de dire adieu à un collègue, un ami, un frère enlevé à notre affection de manière si brutale et tragique !
Sonet Saint-Louis av.
Professeur de droit constitutionnel à l’Université d’État d’Haïti
Professeur de droit des affaires à l’UNIFA
Professeur de Méthodologie au CEDI
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