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Qui a le droit d’assassiner Antoinette Duclaire, porte-parole de « Matris Liberasyon », militante féministe, jeune intellectuelle ? Personne. Surtout pas l’État dont le rôle est de faire la promotion du citoyen et non d’en assurer sa défaite.

J’ai rencontré Antoinette Duclaire pour la première fois à Décaméron à l’occasion d’une réunion organisée par l’Office de management des ressources humaines (OMRH) dirigé à l’époque par Me Josué Pierre-Louis. Lors de cette rencontre, des secteurs de la société civile, des intellectuels et des personnalités politiques de sensibilités politiques différentes ont été invités par l’ancien patron de l’OMRH à participer à l’élaboration d’un texte sur la réforme de l’État.

Très vite, Antoinette et moi avions sympathisé. Nous avions des choses à nous dire, des itinéraires à poursuivre ensemble, des utopies à construire. Non seulement une grande amitié s’était installée, une collaboration allait être aussi initiée. Notre rencontre a été un évènement majeur de notre vie tant sur le plan intellectuel qu’humain.

C’est dans le cadre de l’amitié et d’une franche collaboration intellectuelle qu’elle m’avait invité à prononcer une conférence qui s’était déroulée au jardin de la radio Kiskeya ayant pour thème : « Constitution et domination ». Le panel était constitué de Georges Eddy Lucien docteur en Histoire, de Savana Savary, écrivaine et moi même. L’objectif de cette conférence était de démontrer comment l’actuel pouvoir cherchait à légitimer sa domination à travers son projet constitutionnel. Il s’agit de la rencontre d’un juriste et d’une sociologue soucieux de faire ressortir la doctrine juridique et la sociologie du droit pour expliquer la domination, ce processus par lequel une entité politique au pouvoir depuis une décennie est en situation d’imposer son emprise.

La dernière conversation que nous avions eue remonte à environ deux semaines. Nous discutions de la publication de mon dernier article dans son journal en ligne « La repiblik » et bien sûr sur l’avenir de ce médium dont Diego Charles, exécuté dans les mêmes circonstances, a été le cofondateur. Elle m’avait dit qu’elle tenait à avoir la primeur de mes textes. « Tu n’envoies tes papiers qu’à moi », dit-elle mi-sérieuse mi-amusée. « Si je ne peux pas t’avoir à moi toute seule, je te laisserai ! », ajoute-t-elle sur le même ton plaisant. Toujours dans le même registre badin, je lui ai alors répondu : « J’ai noté, mon Impératrice ! ». Et elle, taquine, de rebondir : « Cette phrase me touche, reprend-elle. Quand reviendras-tu en Haïti pour me chanter cette chanson ? ». Je lui ai fait savoir que je me trouvais au Canada depuis quelques mois et seul Dieu peut déterminer le temps que j’y resterai encore. « Au début et à la fin de mes actions, il y a toujours un Dieu. Car, après avoir tout perdu, Dieu reste encore », ai-je lâché. J’étais loin de savoir que ce serait notre dernière conversation. Si j’avais su !

Il y a de ces beautés féminines et comme celles de l’Esprit qui invitent à succomber à la tentation, avait déclaré Leslie Manigat au « Ticket Magazin ». À mon avis, Netty symbolisait les deux. Peut-être que les amants de la littérature française de l’ère classique devineront que j’avais pour elle les yeux de Chimène.

Une militante de gauche
Militante de gauche, sociologue de formation, Antoinette Duclaire a cherché à mieux comprendre le rôle du droit dans la construction de la domination sous toutes ses formes. Elle pensait qu’en tant que professeur de droit constitutionnel, j’étais l’une des personnes la mieux placée pour expliquer cette problématique dans une perspective de vulgarisation du droit. Elle avait voulu que le droit soit à la portée du plus grand nombre, surtout à un moment où le pouvoir actuel cherche à remplacer le texte constitution de 1987. Son choix de ma personne, me disait-elle, a été fait non pas seulement en fonction de ma connaissance dans ce domaine mais aussi en raison de mon double engagement de citoyen et d’intellectuel qui prend régulièrement part aux débats publics dans un souci de recherche de la vérité. Car quand il s’agit du pays, il faut faire preuve de sérieux, d’objectivité et de rigueur et éviter tout faux-fuyant et complaisance.

C’est en tant que vigile social que j’interviens dans le débat public pour prendre position, soit pour défendre la Constitution de 1987 ou pour proposer des solutions en vue de l’améliorer en tant qu’œuvre humaine imparfaite. Antoinette concevait les acteurs du social et les politiques comme des êtres courageux qui se battent sans relâche pour atteindre l’idéal dont ils rêvent. Il faut d’abord pour cela comprendre le réel afin de mieux le déconstruire ensuite, toutes les fois où cela se révèle nécessaire.

Lors de cette conférence, il m’a été demandé en tant que juriste, d’examiner le droit, les conditions de son élaboration, son application et sa validation. C’est un travail essentiellement épistémologique. Nous savons que le type le plus dur de domination est celui qui prend la forme légale. Il fonde un rapport social fondé sur la subordination. C’est un mécanisme par lequel on assure le consentement des dominés par une série de dispositions perverses. Par exemple, le code noir colonial n’avait pas assuré la protection des esclaves mais la légitimation de la domination impériale par la contrainte.

À notre époque moderne, le contrôle des communautés et des sociétés se fait essentiellement par la loi, qui n’est plus ici l’expression de la volonté générale mais celle des groupes dominants. Une loi n’est pas toujours un instrument de protection. C’est pourquoi l’application de la loi ne contribue pas toujours à rendre la justice. Comme le résumait déjà l’écrivain humaniste et juriste Étienne de La Boétie (1530-1563), les hommes sont dominés soit parce qu’ils sont contraints, soit parce qu’ils se sont trompés. Je rappelle que l’impérialisme n’est pas un problème en soi. Le drame réside dans notre incapacité à composer avec notre monde et à défendre l’intérêt national, pour répéter la politologue, philosophe et journaliste allemande Hannah Arendt (1906-1975). La banalité du mal ne peut pas être combattue dans la fuite, dans l’évasion mais dans l’engagement citoyen.

Si le discours juridique a l’ambition de régler les problèmes du droit, force est de constater que celui porté sur la Constitution de 1987 est faussé à la base. Ce texte est victime d’une manipulation intellectuelle à grande échelle. Qu’est-ce qu’une bonne constitution ? Ce n’est pas celle qui définit un régime parlementaire ou présidentiel ; chaque société ayant sa façon de réduire l’arbitraire des gouvernants et de protéger les droits fondamentaux. La meilleure Loi fondamentale est celle qui tient compte du réel et qui garantit l’égalité des droits, la démocratie, l’État de droit et la bonne gouvernance. À mon avis, le texte de 1987, très généreux en matière des droits fondamentaux, répond à tous ces principes.

Le problème d’Haïti, c’est que ses élites sont trop sauvages pour évoluer dans une société dominée par les principes de l’État de droit. Opposé à toute approche partisane, je répète souvent que les classes moyennes haïtiennes sont majoritairement réactionnaires. C’est pourquoi elles se révèlent incapables de contraindre la minorité bourgeoise au respect d’un minimum de règles. Elles sont comme elle contre tout ordre républicain. Le respect de la loi est une question d’éducation. C’est la raison pour laquelle il est impératif d’opérer une reconversion à travers une rééducation globale des élites afin qu’elles puissent redéfinir de nouveaux rapports avec le droit et à la loi.

En Haïti, comme l’a écrit le professeur et constitutionnaliste Claude Moïse, qui dit réforme constitutionnelle dit luttes de pouvoir et de classes. Dans ce contexte, le pouvoir apparaît comme une pure conséquence de la domination. Il va sans dire que la Constitution joue un rôle important dans la conception rationnelle du pouvoir, notamment par le biais de la distribution inégale des ressources, la mise en place des structures de domination etc.

Le projet d’une nouvelle constitution, tel présenté par le régime en place pour remplacer le texte de 1987; entre dans la stratégie des classes dominantes et dirigeantes, avec la complicité de quelques étrangers, pour imposer leur pouvoir. Elles tentent de légitimer cette domination à travers une nouvelle charte fondamentale pour s’assurer le consentement des dominés et ce par le mensonge. Comme je l’ai souvent expliqué dans mes cours, le droit n’est jamais une activité neutre : il y a des forces souterraines qui participent à son élaboration et à son application. Le droit ne se réalise pas dans la fabrication de la conscience des dominés mais dans la cohésion des groupes dominants.

En effet, un pouvoir dominateur peut imposer le consentement des dominés, mais pas le consentement volontaire. Donc, quoiqu’on fasse, il sera impossible d’imposer une Constitution contre la volonté de la nation. Le peuple ne va pas se plier aux règles de fonctionnement d’un ordre injuste. Puisque ce dernier ne peut être établi sans l’adhésion culturelle des dominés, on va le leur imposer par la force. Le projet de constitution de Jovenel Moïse est une entreprise néolibérale, coloniale même à la base. Le plus étrange est qu’il est porté par un paysan. Un paysan néolibéral par choix et qui est ainsi devenu un pion des manœuvres du néocolonialisme dans sa logique marchande d’accumulation, pour répéter l’historien Georges Eddy Lucien. La Constitution de 1805, pense l’écrivaine Savanah Savary, contient les ressources permettant de luter contre la domination et les ennemis du genre humain.

Une vigile sociale
C’est pourquoi ceux qui jouent le rôle de vigiles sociaux sont constamment en danger. Antoinette Duclaire est tombée dans ce rôle de sentinelle sociale. De prédicatrice sociale. Tout le monde sait qu’elle a été une figure de la lutte contre le néocolonialisme et l’impérialisme.

Antoinette savait qu’elle pouvait mourir parce que sa position était minoritaire. Elle était aussi consciente qu’elle ne pouvait pas compter sur les politiciens véreux dont elle avait vu les agissements les plus vils. Seule sur le terrain de la contestation citoyenne, elle était un bras à l’action citoyenne, faisait toujours preuve d’une volonté ferme d’engagement. En ce sens, en voulant insuffler une dynamique nouvelle pour une citoyenneté active, elle était une semence de l’espoir. Avec toute la fougue de sa jeunesse, elle restera le nouveau symbole de la lutte contre la domination néocoloniale. Fauchée en pleine bataille pour le triomphe des droits comme finalité de l’histoire, Antoinette n’était pas une âme violente à contrer : elle n’avait que sa bouche pour galvaniser son peuple avec une philosophie de la liberté et du respect des droits face aux oppresseurs qui veulent contrôler les esprits. Elle était persuadée que la domination n’était pas quelque chose d’inconscient mais qu’elle était plutôt une construction. Le produit d’un travail incessant pour assurer la dépendance à travers des structures sociales.

En ce qui nous concerne, l’égalité entre l’homme et la femme est une réalité historique vécue. Elle n’est pas un cadeau. C’est pourquoi le féminisme haïtien est un courant à part. Ce mouvement avait lancé un signal fort au monde depuis le 18e siècle en pleine globalisation de l’esclavage, d’abord par le droit et ensuite sur le terrain des conflits guerriers à Vertières où tout un mythe de la masculinité  basé sur la force physique a été déconstruit par les femmes haïtiennes à l’occasion du combat qui avait porté Haïti au rang de nation libre. Donc, le féminisme haïtien a autant à dire aux nouvelles générations qu’au monde. Nous devons retrouver notre égalité historique à partir d’une relecture de notre passé. Racontée par des mâles, notre histoire a été présentée de manière sélective. Les hommes ont occulté un fait historique majeur : le féminisme guerrier haïtien. Cette victoire des femmes haïtiennes sur l’armée de Napoléon Bonaparte était à l’époque impensable. Nombre d’historiens considèrent que cet exploit extraordinaire est à l’origine de nos malheurs. Mais aux nouveaux courants du colonialisme, le néolibéralisme triomphant, faisons l’histoire que nous voulons !

Au nom de cette contribution à l’histoire de cette nation, en tant que féministe haïtienne, opposée à l’oppression, la violence, la domination, la tyrannie, Antoinette, comme tous les citoyens membres de cette collectivité, avait le droit de faire son choix, d’emprunter sa route, de créer un chemin pour les opprimés, d’être comme elle est, de dire ce qu’elle pense, de se poser des questions sur les affaires de son pays. Tout cela s’appelle le droit à la différence. L’histoire retiendra qu’elle était la jeune figure de la lutte anti-impérialiste en Haïti.

Entre elle et moi, c’est une grande histoire d’amitié à nulle autre pareille. Dans l’intimité de l’histoire comme medium de l’action humaine, nous avons imaginé ensemble une Haïti dont la rédemption donnera à chacun de ses fils et filles une nouvelle raison de croire et d’espérer. Loin de son soleil et de son étoile, le combat contre tous les impérialismes doit se poursuivre, pour elle, pour notre pays.

Va Netty, je ne me vois prendre part à tes funérailles car pour moi, tu es vivante, oh oui bien vivante, mon Impératrice.

En songes et en pensées, notre amitié, mon amour, restera pour l’éternité.

Ton fidèle adorateur,

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel à l’Université d’État d’Haïti.
Professeur de Philosophie
Professeur de droit des affaires à l’UNIFA,
Professeur de Méthodologie à CEDI

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