Les Chemins du Collège Jean Price Mars
Hommage à L’Alma Mater
« Il est des noms qui sonnent comme un manifeste…Tel me fut révélé le nom
du Dr. Jean Price Mars lorsque je l’entendis pour la première fois. » Léopold Sédar Senghor
La pluie a fait la lessive jeudi soir. La neige est partie vers d’autres cieux, d’autres rivages. Appuyé contre la fenêtre, je regarde passer le présent.
Au compte-goutte.
Si bleu soit-il, un masque peut-il cacher l’amertume de l’ex-île ?
Ainsi, je reviens vers Toi, ma terre. Vers les ruines de Papadopolis pour chercher partout le cordon ombilical. Je fouille par-ci par-là dans les dédales de la mémoire.
Comment vas-tu mon enfant ? Tu as étudié tes leçons ? « De quoi la nuit rêvent les roses ? » Ainsi parla la Muse dans une langue étrangère. On l’appelait Fifine. Moi, je l’appelais Ma.
En ce temps-là, j’habitais le village de Martissant. La mer était si proche et si intime qu’on pouvait la toucher de ses yeux.
Au bord d’elles de Miramar, les pêcheurs en eaux troubles et les poètes maudits se défonçaient dans les bras des poupées de luxe importées de Neyba et de Boca Chica.
Imbibés d’alcool, les vénérables poètes déclamaient LeBateau Ivre d’Arthur Rimbaud et faisaient répéter des vers aux belles du soir qui parlaient le gaulois comme l’Albatros de Baudelaire.
La voix mielleuse de Roger Colas faisait chalouper le cœur de Simbie, la maîtresse de l’eau :
« Ou konnen m se nèg Guinen
Ou konnen m se nèg lagè… »
C’était l’âge de la pierre. Les rues de Martissant étaient encore en terre battue. Le Boulevard du Bicentenaire se détériorait à vue d’œil comme si l’incurie était parvenue au pouvoir à vie. A la Rue de l’Enterrement, une banderole résumait le programme politique des Duvalier : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. »
Avec ses allures de dur à cuire et de tueur constipé, Antoine Khouri habitait avec sa moto près de la Pépinière de la Cité. En désespoir de cause, Nemours lui composa une chanson doucereuse. Le Ciné Sénégal avait à l’affiche Tuez-les Tous et Revenez Seul.
Par la grâce de Sainte-Bernadette, j’avais arrêté de pisser au lit. Mon système hydraulique faisait face maintenant à un problème plus redoutable. Je laissais sur les draps de nouvelles tâches qui ressemblaient aux Iles Vierges.
Je venais de laisser les équations algébriques de Maître Frankétienne, l’altitude du Belair et les déclinaisons latines de Maître Pongnon : Agro, Agrorum, Agros.
J’avais 15 ans lorsque je franchis les lisières du Collège Jean Price Mars. C’était une chaumière, une modeste maison, que les 3 mousquetaires (Benoît, Fignolé, Philoctète) avait transformée en château de bois et de mortier.
Maitre Dolcé (buveur impénitent, homme d’airain de la critique littéraire) discourait sur la tragédie classique jusqu’à en perdre le souffle : « Dès que le héros racinien entre en scène, tous les ponts sont coupés derrière lui. »
Il ne croyait pas si bien dire. En effet, juste à côté de l’école, c’étaient les eaux en furie du « bois de chêne. »
A la Ruelle Chrétien, le plus grand bâtiment était un château-fort qui appartenait à la maîtresse légitime de Jacques Gracia. Le chef de la garde prétorienne était l’objet de plaisanteries croustillantes qui faisaient les délices des palais délicats.
L’aile captive, nous ne vîmes jamais au grand jour la jolie brune. Selon les fouille-apporte, elle jouait avec le militaire une version tropicale de La Belle et la Bête.
L’enceinte était gardée par des chiens verts importés de l’Amazonie. Du moins, c’est ce qu’on racontait dans le landerneau.
Je commis un jour la faute grave de m’arrêter en face de la forteresse.
J’attendais mon camarade Reynold Lamarre. Il s’était enfouraillé dans l’engrenage d’une dissertation littéraire : « En quel sens peut-on considérer Etzer Vilaire comme le témoin de nos malheurs ? »
Adolescent rebelle, Reynold se foutait de Vilaire et de ses jérémiades poétiques. Son livre de chevet, c’était La Guerre de Guérilla du Che.
Je m’étais arrêté au versant gauche de la Ruelle Chrétien. J’attendais. Du haut de sa guerite, le chômeur armé qui sentait le kaki me fit signe de me déplacer.
Je n’oublierai jamais la honte que j’éprouvai en ce moment de faiblesse. J’avais 15 ans et je me demandais comment Fidel aurait réagi à ma place. Il aurait probablement lancé un défi au soldat : mano a mano.
A Papadopolis, la création du Collège Jean-Price Mars avait défrayé la chronique. Avec sa voix de stentor, Joe Solon avait égrené sur les ondes de Radio MBC les noms les plus prestigieux de l’équipe professorale. Pour un peu, on aurait cru que c’était un « dream team », une équipe nationale qui s’apprêtait à disputer un tournoi mondial de littérature et d’histoire.
La sélection nationale de football allait encaisser 7 buts face à la Pologne, mais nous avions comme consolation nos gloires intellectuelles qui marchaient avec leur cercueil sous le bras.
Parmi ces noms qui « sonnaient comme un manifeste », il y avait des patronymes lourds de rappels sanglants : Fignolé (massacre du Belair, 57), Benoît (massacre de 63).
René Philoctète quant à lui avait fait l’impensable. Il avait laissé l’île de Montréal et le Cercle des Poètes Disparus pour retourner au bercail. Que sera, sera. Pour lui l’exil était « plus pire » que la mort.
A Papadopolis, il fallait tôt préparer son lit. Dans les colonnes du Nouvelliste, Raymond Philoctète évoquait avec un bonheur non déguisé une mort hypothétique : « Un beau jour, je foutrai le camp. Tandis que mon chien de cadavre poudré sera exposé dans les somptueux salons de Pax Villa et que, toute concurrence finie, mon ami Jean-Claude Fignolé exaltera les mérites et le rare courage d’un chroniqueur de regrettée mémoire, je franchirai les airs… »
A la date fatidique du 22 septembre, Baby Doc faisait à la Nation un cours de zoologie politique : « Le fils du tigre est aussi un tigre. » A sa façon, Jean-Claude était aussi professeur. A 19 ans, il avait obtenu une licence en Droit (de vie et de mort).
Notre voisin Boss Phanor gagnait sa vie dans la fabrication des cercueils. Les clients étaient nombreux et la réservation à l’avance. Il éclata de rire lorsque Yoyo, le tafiateur, lui demanda de lui construire quelque chose de très confortable.
A la Cité Manigat, Maître Sauvignon ne sortait que rarement. A la marmaille, il faisait répéter à tue-tête les fables de la Fontaine : « Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient frappés. »
Sur la cour de récréation du Collège Jean-Price Mars, il n’était pas étonnant de rencontrer une guitare nommée Amos Coulanges, une gazelle du nom de Brigitte Desroches, une peinture à l’huile du nom de Pierre Clitandre.
Le Collège Jean-Price Mars était le lieu géométrique de tous les talents à l’état latent.
Comme Ma Fifine l’avait anticipé, je commençai à obtenir de meilleures notes en littérature à ma nouvelle école. L’eau sucrée avait sur ma mémoire et sur ma langue un effet libérateur.
C’est un médicament-miracle que je compte un jour patenter et vendre sur Amazon à raison de $25 dollars la calebasse.
Comme j’avais une peur bleue du succès scolaire, je me mis à obtenir des notes catastrophiques en maths et en chimie. L’équilibre était rétabli. J’étais satisfait.
Devant le miroir, je me surpris un jour en train de déclamer un joli petit poème.
C’était de Jacques Prévert.
Et ça s’appelait Le Cancre.
Castro Desroches
Cdesroches2000@aol.com